Les évolutions reposent donc largement
sur la qualité des flux d’informations. Voyons cela de plus près.
1-La première question qui se pose
est de savoir qui dispose des meilleures
informations pour déceler des problèmes et proposer des solutions.
En première approche, on dira qu’en
temps de paix, les informations issues du « front
virtuel » ont longtemps surtout été accessibles par les institutions chargées de la réflexion,
par
exemple l’Ecole supérieure de guerre en France à la fin du XIXe siècle ou les
directions d’armes du ministère de la guerre, ou le Grand état-major allemand,
puis les institutions chargés d’écrire la doctrine, parfois les mêmes mais pas
nécessairement.
A
partir des données du front virtuel décrit plus haut : comptes rendus des
grands exercices, des attachés militaires à l’étranger, des missions qui l’on
qualifierait de retour d’expérience, etc. Les unités de combat n’ont que
partiellement accès à ces informations et ne sont que faiblement incitées à les
utiliser pour s’adapter.
2-En
temps de guerre, les informations
pertinentes étaient surtout le fait des unités
tactiques qui, comme les grands reporters, sont au plus près des évènements
et dans ce cas sont beaucoup plus incitées à s’adapter, ne serait-ce que pour
réussir les missions ou simplement survivre. Problèmes et solutions se
rejoignent alors parfois aux petits échelons, sinon ils remontent la voie
hiérarchique.
Dans
cette configuration, le moteur de
l’évolution est dans la Doctrine en temps de paix
et plutôt dans la Pratique
en temps de guerre. Cette dichotomie est source de tensions.
3-Cette
tension survient souvent lors des débuts
de guerre lorsque les unités de combat s’aperçoivent qu’elles
« savent » (ou qui croient savoir car elles n’ont souvent qu’une vue
parcellaire des choses) et
l’ « armée d’en haut » qui leur apparaît toujours en
retard ou décalée, surtout si on est dans une situation de guerre tout à fait
nouvelle.
En
avril 1915, le parlementaire et lieutenant d’infanterie Abel Ferry écrit dans
un rapport : « La guerre de tranchées, toute de détails n’a été ni prévue,
ni étudiée. Les grands états-majors l’ignorent, ils n’y ont pas vécu, ils n’y
ont pas commandé ». Quelques jours plus tard, dans une note lue au conseil des
ministres, il conclut : « Il y a lieu de faire pénétrer en haut
l’expérience d’en bas». [FERRY, Abel, Carnets secrets 1914-1918,
Paris, Grasset et Fasquelle, 2005, pp. 36-37]
Notons
que le processus s’inverse aussi lorsqu’on
passe du temps de guerre au temps de paix. Cela peut-être également source
de tensions
comme avec
ces cavaliers qui arrivent en 1919 à Saumur pour suivre les stages qu’ils n’ont
pas pu suivre et à qui on dit qu’ils vont apprendre la vraie guerre et doivent
oublier la parenthèse malheureuse et aberrante qu’ils viennent de connaître.
4-Ce
schéma se complique lorsque vous avez deux
armées parallèles
comme par
exemple pendant la guerre d’Indochine avec une armée qui se bat en Extrême-Orient
et une autre qui se prépare à une nouvelle guerre continentale.
5-Vous
notez aussi que j’ai parlé de ce processus au passé. On peut en effet se
demander si avec toutes les informations
disponibles aujourd’hui, un simple lieutenant n’en sait pas autant ou n’est
pas capable d’en savoir autant ou presque que le chef d’état-major des armées.
6-Un
autre aspect important est celui de la déformation
des idées transmisses par rapport
aux observations et idées initiales. Bien souvent, c’est la manière dont sont
organisés les rapports entre les différents échelons de commandement qui conditionne
la qualité de l’information qui transite par les différents flux montants mais
aussi descendants lorsqu’il s’agit de faire appliquer par tous des idées
nouvelles.
7-D’une
manière générale, les régimes
autoritaires ont certaines facilités à contrôler le flux descendant des
ordres ; en ce qui concerne le flux montant des informations, on constate
une différence notable entre le flux issu du « front virtuel » et
celui du front réel du temps de guerre.
L’armée et
la marine japonaise procèdent à des analyses remarquables avant la Seconde Guerre
mondiale. En revanche, dès que les ennuis commencent à partir du milieu de
1942, les généraux japonais, pourtant d’un immense courage physique, témoignent
d’une grande lâcheté refusant le plus souvent de rendre compte de leurs
difficultés. Le haut commandement impérial est ainsi très mal informé sur les
problèmes concrets rencontrés par ses unités et peut donc difficilement y
apporter des réponses. L’emploi d’une structure parallèle de surveillance (les
commissaires) est le procédé le plus souvent utilisé pour faire face à ce
problème.
On
pressent aussi avec cet exemple japonais, l’importance
de la culture dans la circulation des informations.
8-Du
côté des armées démocratiques, le
problème est souvent inverse. Les comptes rendus sont plus honnêtes, il est
en revanche plus difficile de faire appliquer des ordres qui choquent trop les
unités ou la hiérarchie (parce qu’ils heurtent des valeurs profondes en
général).
On a déjà évoqué le cas du règlement d’infanterie de 1875
En 1917,
Pétain, général en chef, ordonne aux armées de s’organiser défensivement en
profondeur. Il faut pourtant attendre la fin du mois de mai 1918 et l’écrasement
de la VIe
armée du général Duchêne, qui avait refusé d’appliquer cet ordre, pour que la
nouvelle doctrine s’impose.
9-Notons,
là encore, l’importance de la culture y
compris dans ces armées démocratiques.
L’analyse
des comptes rendus français de la Première Guerre mondiale témoignent d’une grande
honnêteté et d’une grande liberté de ton mais qui reste dans le système
culturel français. Le devoir exige de dire la vérité au chef mais pas de
l’humilier en exposant les difficultés au grand jour.
Les
Américains sont beaucoup plus libres dans leur expression et ont peut lire
actuellement des textes de jeunes officiers très critiques sur leur engagement
en Irak par exemple.
10-Notons
aussi, et cela est lié aussi à la culture, l’importance des perceptions et notamment des premières
perceptions
Lorsque les Britanniques ont employé les chars pour la
première fois sur la Somme
en septembre 1916, le discours allemand a consisté à dénigrer ces armes
« inhumaines » et peu efficaces. Les parades sont donc restées très
limitées jusqu’en 1918 et les premiers engins allemands ne sont apparus qu’à la
fin de la guerre, en reproduisant les défauts initiaux des Alliés.
Les analyses sérieuses sur la guérilla irakienne furent
entravées jusqu’à l’automne 2003 par l’idée qu’il ne pouvait s’agir que des
derniers feux de nostalgiques de l’ancien régime. Plusieurs mois précieux ont
ainsi été perdus.
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